D’où vous êtes partis pour ce projet inhabituel ? Il prend naissance dans ma lecture du compte-rendu de la visite que Wagner fait à Rossini en 1860 à Paris. Wagner nourrissait une espèce de respect, d’admiration mais aussi d’interrogation envers Rossini qui au moment de leur rencontre n’écrit plus d’opéra depuis une trentaine d’années. Wagner lui rend visite par l’intermédiaire d’Edmond Michotte qui a transcrit la rencontre : j’en ai tiré une sorte de fiction en créant trois personnages ; Wag et Ros, qui s’apparentent à Wagner et Rossini et puis une femme nommée Cosibella, qui est une contraction entre le nom de Cosima (Liszt), la dernière femme de Wagner, et celui d’Isabella (Colbran), la première femme de Rossini. Il y a donc une conversation à trois qui s’établit où (presque) tout ce qui est dit est puisé à ce compte-rendu. En même temps il y a une espèce d’étrangeté qui vient du fait qu’on ne sait pas trop quand se passe l’action. Au XIX siècle avec les vrais Wagner et Rossini ? Ou, [CO1] au contraire, avec des personnages totalement inventés qui discuteraient entre eux de la création musicale aujourd’hui ?
En quoi réside pour vous l’intérêt de proposer ce fait historique et anecdotique à un public d’aujourd’hui ? J’ai été d’abord surpris de l’actualité de leurs propos : si on fait abstraction de Wagner et Rossini, les personnages parlent exactement des préoccupations qui sont celles d’un artiste ou d’un compositeur actuels. Comment on fait un opéra, avec quel livret, quels sont les rapports avec la critique, le monde musical en général, le public, les chanteurs… C’est à la fois drôle et pédagogique, érudit et léger.
On a l’impression qu’avec votre adaptation, le public doit laisser de côté l’événement historique en soi… Une chose qui m’importe tout autant, c’est le projet théâtral et le spectacle : évidemment il est nourri d’un fait historique et on connaît[CO2] les musiques de Rossini et Wagner, mais c’est comment cet ensemble de choses permet de se détacher et de créer vraiment du théâtre qui est intéressant. Je suis parti d’un code un peu établi, cette espèce de trio amoureux qu’on retrouve dans le Vaudeville, c’est-à-dire le mari, la femme et son amant, pour le tordre et le rendre d’une manière surréaliste. Pour s’amuser avec. Eric Houzelot, Florence Darel et Dominic Gould sont essentiels pour moi et ils sont formidables dans cet exercice décalé.
Wagner et Rossini perdent donc leur allure de « dieux incontournables » de l’imaginaire collectif ? Ça, c’est tout l’enjeu théâtral : quand on aborde des personnages on cherche toujours leurs contours psychologiques, leurs forces, leurs failles, leurs faiblesses, leurs empathies, la manière dont ils se situent dans leur histoire et avec l’histoire. Évidemment avec ces deux compositeurs qui sont au Panthéon de la musique, et que de prime abord on n’associe pas du tout l’un à l’autre, ça veut dire confronter leurs mythes avec certaines mesquineries, certaines drôleries, avec des répliques qui font à la fois sourire et grincer, mais qui prêtent aussi à réfléchir sur la distance qui existe entre les œuvres et le côté plus pragmatique de la création, sur sa dimension quotidienne et humaine ; cette rencontre aiguise la curiosité.
« Le Rang des artichauts » : d’où vient ce titre ? On le découvre au détour d’une réplique de Rossini. D’abord, il y a une résonance culinaire qui nous a amusés parce qu’effectivement en 1860 Rossini passe son temps à faire de la cuisine et à écrire de nombreuses recettes : il est davantage aux fourneaux qu’aux concerts, mais peut-être est-ce déjà une belle métaphore. Et puis, littéralement, il y a cette réplique de Rossini qui nomme ainsi le baisser de rideau – moment très codifié au XIX siècle. – « on appelait ça “le rang des artichauts“ » dit-il à Wagner. Rossini, qui en a écrit de nombreux pour finir ses fameux opéras, s’en moque avec cette boutade.
Le spectacle sera présenté au public pour la première fois le 25 novembre au Théâtre de Nîmes : quel rapport entre vous et la ville occitane ? Le spectacle a une importance particulière parce que c’est le premier que je crée à Nîmes depuis que T&M y est implanté. Après un an et demi de confinements, c’est très important de retrouver enfin nos partenaires dont le principal, le Théâtre de Nîmes avec qui on coproduit le spectacle, et plus largement ceux avec qui nous développons notre implantation nîmoise et occitane. Avec l’école supérieure des Beaux-Arts de Nîmes, par exemple, nous avons depuis juin dernier un volet pédagogique autour du spectacle.
Propos recueillis par Cecilia Franco, le 2 septembre 2021